Les gens qui ont du mal à s'accrocher
— Tim Jackins
Tim Jackins et d'autres lors d'un atelier pour les personnes formatrices et les personnes dirigeantes à Warwick, New York, USA, en décembre 2015
Un-e participant-e à l’atelier: Je pense à un groupe de Co-écoutant-e-s, pour la plupart des personnes de couleur originaires de la classe ouvrière et élevées dans la pauvreté, qui sont des membres solides de la Communauté depuis des décennies, mais dont les profondes détresses chroniques les mettent en échec. On dirait qu’on a du mal à offrir suffisamment de ressources pour que ces personnes s’accrochent. Comment faire pour qu’elles n’abandonnent pas ? Je sens que c’est lié au découragement. La principale question, c’est comment nous organiser par rapport à ce problème ? Combien de ressources pouvons-nous y consacrer ? Si une Communauté locale n’a pas assez de ressources, comment pouvons-nous y réfléchir en tant que Communauté globale ?
Tim Jackins : Beaucoup de gens ont été gravement blessés par cette société. Nous n’avons pas toujours suffisamment de ressources pour gérer ça. Beaucoup de gens démarrent la Co-écoute, reprennent un peu d’allant, avancent un peu, et puis se cognent contre quelque chose de difficile. Ça devient trop restimulant et ils sont trop isolés pour ne pas se sentir découragés et perturbés.
Est-ce qu’il existe un antidote à ça ? On sait que ça va se produire. C’est une chose qui se produit pour un bon nombre d’entre nous. Si on a de la chance, on trouve assez de ressources. On bénéficie d’une relation suffisamment solide avec une personne qui fait qu’on ne part pas tout seul à la dérive dans la restimulation.
On essaie souvent de rendre la Co-écoute attirante pour que les gens aient envie de l’essayer. En général, on ne leur donne pas une image assez exacte des difficultés qu’ils auront à affronter à un certain stade.
Que les gens aient des difficultés à s’accrocher ne veut pas dire qu’il y a quelque chose qui cloche chez eux, ou qu’ils sont trop abîmés, ou encore qu’il y a quelque chose qui n’est pas correct dans notre perception des choses. Simplement, il existe des difficultés qui peuvent être graves. Elles peuvent être surmontées, mais ça nécessite souvent qu’on le décide. Je pense que souvent on se repose trop sur la décharge en espérant qu’elle va tout régler. On espère qu’elle va alléger la sensation de détresse suffisamment pour que les gens soient capables de voir la différence, qu’ils ressentent assez de soulagement pour s’accrocher. Dans les premières classes, il arrive qu’on oublie de parler de la nécessité d’adopter une perspective, de se dresser contre les détresses. On doit donner aux gens une image de leur puissance et de ce qu’ils doivent affronter.
Les personnes qui luttent contre l’oppression sont susceptibles de comprendre quelque chose à ça. On n’a pas à en dire autant pour compléter le tableau. Elles savent ce que veut dire se dresser contre une structure oppressive. Mais ce qu’elles ne savent pas, c’est que la structure oppressive a élu domicile dans leur tête, dans leurs détresses, et qu’elles ont à y mener un combat.
Souvent, elles ne se rendent pas compte qu’elles ont des alliés dans cette lutte. Aussi sympathiques que nous soyons, aussi désireux d’aider que nous soyons, nous avons encore des difficultés dans nos relations. Alors, elles ne se rendent pas compte que nous sommes engagés dans leur libération quand les choses vont mal. Souvent, nous ne disons pas assez explicitement que nous les voulons à nos côtés et que nous savons qu’il y aura des moments difficiles.
J’anime la réunion mensuelle de présentation de la Co-écoute à RCCR (Re-evaluation Counseling Commu- nity Resources, à Seattle, Washington, USA) environ une fois sur trois. J’aime bien le faire. En général, c’est un groupe de gens suffisamment réduit pour que je puisse trouver quoi leur dire. Je dis toujours que je suis persuadé que la Co-écoute marchera pour eux, et que je sais que ce ne sera pas toujours facile. Je leur dis que ça n’a pas toujours été facile pour nous. Nous avons dû mener des batailles. Il est
toujours dans notre intérêt de mener ces batailles, et nous essayons de ne pas les mener en solitaire. Je leur dis que ça fera une différence dans leur vie, que ce sera pénible à certains moments, et qu’ils n’ont pas à se battre seuls ; qu’ils peuvent établir des relations qui rendront cela possible.
Nous pouvons aussi organiser du soutien et des ressources dès le début, et les gens peuvent participer à ça. Ils peuvent apprendre à proposer leurs ressources à quelqu’un d’autre, et à en recevoir, avant qu’ils ne se heurtent à des détresses profondes et perturbantes. Organiser des séances intensives locales est une manière de le faire. Les gens se réunissent pour offrir du soutien à une personne, et ils font ça à tour de rôle les uns pour les autres. Cela donne une autre image de ce que peut être la Co- écoute et de ce que peuvent être ces relations. Mettre ça sur pieds avant que les gens ne rencontrent de sévères détresses, ça peut faire une différence.
Un-e autre participant-e : Je voudrais ajouter quelque chose. De plus en plus, nous essayons de considérer les ateliers BLCD1 comme un projet de développement des Communautés locales plutôt que comme de simples ateliers annuels. C’est pour cette raison que nous avons décidé de les organiser au niveau régional. Notre objectif est de rassembler des ressources et d’amener plus de Noirs dans la Co- écoute.
Comment créer les conditions dans nos Communautés pour qu’il soit vraiment possible aux Noirs d’y rester ? Souvent, ça implique de ralentir les choses, de pousser les gens à beaucoup travailler en séance pour qu’ils aient assez d’attention.
Parfois, des alliés blancs m’écoutent parler des choses horribles et pénibles dans ma vie sans avoir compris la nécessité d’adopter une perspective. Ils ne voient pas que j’ai besoin d’être puissant et influent dans ma lutte. Ils ne savent pas comment simplement être à mes côtés et “apprendre” quelle est ma vie plutôt que sympathiser avec mon sort. Sympathiser avec le sort des Noirs ne va pas les aider à réémerger.
Un autre participant: Le désespoir et le découragement sont partie intégrante de la société oppressive. Nous les respirons. Ils sont dans l’air. En tant que Latino, je vis ça culturellement. J’ai bien aimé ce que tu as dit, Tim, à propos de la nécessité de décider. Il m’arrive de me sentir très très mal, mais je peux décider que ça ne va pas me gâcher la journée — qu’il y a des choses pénibles dans ma vie sur le moment, mais que ce n’est pas ma vie. On a tendance à s’attendre à ce que survienne une tragédie plutôt qu’une victoire. Mon intuition est que nous devons donner en exemple le fait de décider que nous allons gagner, même si nous n’y croyons pas. Je crois que c’est la perspective correcte à adopter. Et c’est vrai que nous allons gagner.
Paru dans Present Time N°183 (Avril 2016)
Traduit par Régis Courtin
1 Black Liberation and Community Development : les ateliers de Co-écoute dédiés à la libération des Noirs et au développement des Communautés.