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Diane Shisk

 

Une économie du soin

— Teresa Enrico Seattle, Washington (USA)

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En tant que femme de couleur élevée dans la pauvreté et appartenant à la classe ouvrière à ce stade avancé du capitalisme, je ressens un tas de sentiments me disant que je ne suis pas capable de penser. Toute ma vie, on m’a dit que j’étais stupide et que ce que je pensais n’avait pas d’importance. Mon sentiment était que je ne pouvais pas comprendre l’économie et toute la terminologie liée au marché boursier, les banques, et ainsi de suite.

Grâce à Harvey et à sa pensée claire, ainsi qu’à Dan Nickerson,1 Gwen Brown,2 et plein d’autres qui ont travaillé sur le classisme, je sais maintenant que j’ai en fait grandi avec une compréhension très éclairée de la façon dont le système capitalisme fonctionne : ma famille et moi, ainsi que d’autres travailleurs, produisent des biens et un petit groupe de gens confisquent les bénéfices de ce travail et consomment les ressources que nous produisons. Il se trouve que nous n’étions pas si stupides. Nous n’avons peut- être pas appris de mots savants pour décrire le système, mais la façon dont les choses se passent était claire pour nous.

J’ai réfléchi aux événements économiques et à la terminologie de ce stade avancé du capitalisme : renflouements, faillite des banques, chômage, indices des prix à la consommation, marchés boursiers et courtage, Banque Mondiale, produit national brut (PNB), gouvernements en faillite, ainsi de suite. Cela m’a amenée à réfléchir aux relations entre production, moi-même, et Co-écoute.

D’après la société capitaliste oppressive, je n’ai pas accompli grand-chose : je ne gagne pas beaucoup d’argent, je ne possède pas de bien immobilier, je n’ai guère de diplômes et de titres. Je n’ai pas beaucoup d’accomplissements à “faire valoir” dans ma vie professionnelle. J’ai consacré une bonne partie de ma vie d’adulte (dès mes premières années de jeune adulte) à la Réévaluation par la Co-écoute. J’ai retiré d’immenses bénéfices de ma participation à ce projet. Je ne l’échangerais pour rien au monde. Les relations dont je jouis actuellement, la façon dont j’ai grandi humainement, tout ce qu’il m’a été donné de faire et de penser à propos de la réémergence, de la libération et du monde, vont beaucoup plus loin que tout ce que j’avais imaginé en tant que petite fille visée par le racisme, le sexisme et le classisme. Je voulais que le monde soit différent, et j’ai décidé de travailler à ça, mais je ne pensais pas du tout que cela arriverait comme c’est arrivé.

Par de nombreux aspects, mon choix de “carrière”, et l’axe principal de ma vie a été ma réémergence et la réémergence des autres. J’ai depuis longtemps décidé d’être aussi pleinement humaine que possible, et d’aider les autres à en faire de même. Je voulais un monde dans lequel le soin que les humains prennent les uns des autres, et de toutes les formes de vie, soit le point de départ.

Alors, qu’est-ce que j’ai “produit” pendant toutes ces années — consacrant des heures innombrables à des séances ou des ateliers, utilisant les outils de la Co-écoute en lien avec d’autres êtres humains (dans et en dehors de la Co-écoute) ? Récemment, j’ai commencé à exprimer ma vie “productive” de Co-écoute en termes économiques.

Qu’est-ce que nous Co-écoutant-e-s “produisons,” et quelle pourrait être la monnaie d’échange sur laquelle se base ce que nous savons des êtres humains ? Une économie peut être définie comme les richesses et les ressources d’un groupe de gens (d’un pays, d’une région, du monde). Et si l’économie que nous construisons avait comme richesses notre intelligence flexible, le soin que nous nous apportons mutuellement, ainsi que nos liens mutuels ? Nous avons travaillé avec régularité pour établir (ou découvrir) une ressource — l’intelligence, basée sur le soin — qui est un élément-clé de la prospérité de

1 Dan Nickerson est la Personne de Référence Internationale de Libération pour les personnes de la classe ouvrière.
2 Gwen Brown est la Personne de Référence Internationale de Libération pour les personnes élevées dans la pauvreté.

l’existence humaine. La monnaie que nous échangeons est l’attention, le respect, et l’amour. Je commence à considérer l’économie que nous créons comme une Économie du Soin.

Dans notre “marché,” il y a un besoin énorme d’interactions et de connexions humaines attentionnées, et d’intelligence flexible pour affronter et résoudre les problèmes liés à la société oppressive. La demande d’intelligence humaine est forte, et le sera toujours.

Ce que nous produisons comprend les choses suivantes :

  • Un lien croissant entre nous en tant qu’humains et avec le monde environnant ; des relations pour toujours, solides, et basées sur la sécurité d’un contact d’humain à humain
  • Un accès de plus en plus large au vivier d’intelligence humaine flexible, notre amour inné de la vie, et la coopération et la puissance inhérentes aux êtres humains.
  • L’élimination des détresses (déchets sous-produits de l’oppression)

Nous créons un Produit (Inter)National Brut (PIB). Dans chaque séance, la décharge que nous faisons produit et alimente une “réserve” croissante d’attention libre bienveillante et d’intelligence humaine flexible. En faisant tous ainsi, nos possibilités en tant que société sont d’autant plus grandes.

Le PIB que nous créons comprend des avancées permanentes dans notre capacité de penser et de faire preuve de soin et de joie de vivre. Par chacune de nos séances, et chacune de nos rencontres en faveur de l’humain, de la préservation de la vie sous toutes ses formes, et de la contradiction de la détresse, nous contribuons à un PIB en faveur de la survie et de l’évolution de l’espèce humaine.

À mesure que davantage de gens “contribuent à ce vivier,” la réserve va se développer de plus en plus vite. À un certain point, la quantité d’attention dépassera la quantité de déchets rigidifiés (les détresses) engendrés par la société oppressive. Le point d’équilibre évoluera vers la transformation en une structure sociétale plus humaine — une structure basée sur une économie du soin.

Chaque fois que je me comporte de façon humaine — que ce soit en pensant à d’autres personnes, en sortant de mon oppression intériorisée, en confrontant mes automatismes d’oppresseur, ou en établissant un lien avec d’autres sur la base de ma pleine intelligence — notre “Banque Mondiale” reçoit un “dépôt” monétaire. Cela peut se produire dans la Co-écoute, au magasin, à la station-service, ou dans ma famille. Nous avons créé une nouvelle Banque Mondiale du Soin dont chaque personne, quel que soit son âge, ses capacités, son origine ethnique, son sexe, etc., peut être créditeur ou débiteur. Et il n’y aucun déchet de production, mais plutôt des avancées permanentes, lorsque notre attention est mise au service d’une contribution à la Banque Mondiale du Soin.

Plus important encore, les richesses d’une Économie du Soin sont innombrables et elles profitent à tout le monde. Il ne peut exister aucune personne démunie, et nul-le n’est meilleur-e ou plus important-e qu’un-e autre.

Cette économie, nous n’avons pas à l’attendre. Elle est en train de se faire. Nous en avons déjà établi les fondements. À mesure que nous avançons, elle constituera l’infrastructure de la société. La manière dont la société gère la distribution des denrées alimentaires, les soins médicaux, le logement, le travail, l’environnement, reposera sur les liens humains attentionnés que nous créons. Ce sera la base de notre interaction avec les autres humains et avec le monde environnant. Nous faisons une œuvre révolutionnaire qui transformera de façon pérenne notre société en une société basée prioritairement sus des relations attentionnées.

Donc, si vous envisagez d’acheter des parts dans un quelconque marché, je vous suggère d’investir dans le Marché Libre de la Réémergence. C’est le marché de la véritable sécurité permanente. Nul n’achètera au plus bas prix pour revendre au plus haut prix. Il n’y aura aucun krach boursier, que ce soit à court ou long terme (même si cela en donne parfois l’impression). La seule perte sera celle de votre détresse. Les gains seront permanents et tangibles.

Vous ne pourrez pas sous-traiter votre travail, et vous ne bénéficierez d’aucun renflouement de la part du gouvernement (ou d’autres). Nul n’aura à travailler pour nous. Une des choses qu’Harvey avait

l’habitude de dire est qu’en l’absence d’oppression, nous aurions tous plaisir à travailler. Le travail fait partie de la nature humaine. C’est un des plaisirs de la vie — aller au travail et assumer sa part dans la chaîne de production.

Donc, je ferais mieux de m’y mettre maintenant — faire une séance, donner une séance, jouer avec mes nièces et neveux, ou contacter quelqu’un sur la base de mon intelligence, de mon amour et de mon attention — comme ça je pourrai faire un dépôt dans cette Banque Mondiale du Soin. Je vais accroître le PIB !

Prenez plaisir à fournir votre “quota de production” du jour ! Bonne production !

Paru dans Present Time N°180 (Juillet 2015)

Traduit par Régis Courtin


Last modified: 2019-05-02 14:41:35+00